Interview de Christophe Barbier

Interview de Christophe Barbier 



L’homme à l’écharpe rouge bien sûr. L’homme de L’Express, puis de BFMTV, et désormais également de Radio J. L’éditorialiste aux analyses acérées, mordantes, éclairées, dynamiques et captivantes. Mais Christophe Barbier est encore plus que cela. Il est un amoureux, un passionné. Certes de l’actualité, mais également de la littérature, du théâtre, de la scène. Tour à tour metteur en scène et acteur. Et ce théâtre-là, on le devine, constitue à ses yeux une magnifique lumière de vie. Une lumière partagée, comme en offrande, aussi, à la vie des autres et à leur chemin...



Vous avez déclaré il y a quelques années : 'Le théâtre est une part indispensable de ma vie, c'est mon oxygène' : en quoi le théâtre est-il votre "oxygène", quels apports livre-t-il dans votre vie ?
 

 
Par quelle alchimie puis-je sortir rajeuni et ragaillardi d’une répétition à laquelle je suis arrivé épuisé ? Par quelle magie le trac abominable qui éviscère avant le lever de rideau se transforme-t-il en envie immédiate de recommencer la pièce au moment des applaudissements ? Je crois que la passion du théâtre est d’abord celle-ci : le bonheur de se régénérer, de ressusciter, de renaître, en passant par la scène. Il ne s’agit pas seulement du plaisir d’être un autre pendant 1h30, mais surtout du vertige d’être soi-même, comme jamais on ne peut l’être dans la vie sociale, d’être enfin soi-même, d’être plus soi-même que dans les parades médiatiques ou mondaines, ou même que dans l’intimité. L’oxygène qu’apporte le théâtre, c’est cette occasion privilégiée de se mettre à nu et de se regarder soi-même, de profiter du troisième œil dans cette forme d’extra-lucidité du plateau, où l’on sait ce que l’on va faire, où on le fait, où l’on se regarde en train de le faire, et où l’on porte immédiatement un jugement critique sur ce que l’on a fait. Ce mélange d’implication totale et de détachement absolu est une sensation unique.
 
 
 
Il y a un autre oxygène, celui de la troupe. Ce qui se passe en scène entre des êtres humains est indescriptible, incompréhensible si on ne l’a pas pratiqué soi-même. La connexion intime ainsi établie est une des plus intenses expériences parmi toutes les relations humaines. On joue les uns avec les autres, mais aussi les uns pour les autres ; et pourtant, il s’agit d’un bonheur égoïste. « Simul et singulis », clame la devise de la Comédie-Française. On ne peut mieux dire.
 
 
 
Et n'y a-t-il pas un paradoxe à faire reposer sur le théâtre, qui est une "mise en texte" et une "mise en scène", qui comporte donc une part de construction (sinon d'artifice), une importance pour la vie ?
 
 
 
Le théâtre est un artifice, soit. C’est même parfois une convention, où l’acteur a besoin de la complicité tacite du spectateur pour que les illusions fonctionnent. Tout est faux, souvent le faux est même visible, tout a l’apparence du faux, du toc, et pourtant cela fonctionne. Ce que l’on appelle la catharsis du théâtre repose sur le dévouement de l’acteur, sa faculté à croire en ce qu’il fait, sa vocation, et sur la bonne volonté du spectateur, candidat à être dupé, pourvu que l’on flatte son imaginaire. Mais il n’y a pas de paradoxe à considérer cette construction, cette illusion comme vitales. Il me semble assez souvent que la seule vérité humaine est sur scène, et que, dans le reste de la vie quotidienne, au bureau, dans le métro, comme en famille, tout repose sur des conventions, des codes, des usages. La vie est une comédie, seul le théâtre est vivant. Le théâtre, un artifice ? Oui, mais un feu d’artifice…
 
 
 
Comment avez-vous trouvé la voie du théâtre ? Y compris des personnes qui ont poursuivi des études littéraires ne témoignent pas de cette passion pour le théâtre... Comment vous donc est venu ce goût affirmé pour le théâtre et pouvez-vous l'attribuer à des moments, à des épisodes de votre vie en regard desquels il est entré en résonance ?
 
 
 
Au collège, j’étouffe à lire les gros romans du XIXe siècle : Balzac, Flaubert, Stendhal, Zola… Tout y est dit. Tout y est décrit : le décor, les costumes, les caractères, les pensées et les paroles. Aucune liberté n’est laissée à l’imagination du lecteur, ces romans sont une oppressante et interminable didascalie. Soudain, le théâtre arrive dans ma vie, par l’entremise d’une professeur de français, Mademoiselle Janine Robillard. Soudain, il n’y a plus que la parole nue, les répliques; hors quelques indications scéniques, tout le reste est laissé à mon entière liberté, à ma volonté, à toute l’étendue de mon imaginaire. Je suis deus ex machina à chaque page, à chaque réplique. Quelques spectacles de fin d’année scolaire, mélanges de saynètes, revues de bric et de broc, puis arrive, en 1984, Cyrano de Bergerac, où j’ai le rôle titre, à 17 ans. Première expérience de la scène avec une pièce complète, devant un public composite. Le vertige absolu du trac avant d’entrer en scène, et le fracas transcendant des applaudissements au tomber du rideau : l’alpha et l’oméga de la scène me sont offerts ce jour-là. Je suis né une deuxième fois en mourant derrière le nez de Cyrano, le 24 juin 1984.
 
 
 
Le théâtre est pour une large part un partage : avec un public, avec des spectateurs, voire avec des personnes qui demain pourraient assister à des pièces même si elles ne le font pas encore. Qu'aimeriez-vous partager avec le théâtre, qu'aimeriez-vous apporter à la vie des gens ? Quelles formes d'épanouissements ? Au fond, le théâtre est-il pour vous un engagement de partage, et lequel ?
 
 
 
Le premier partage, avec le public, est celui d’une histoire, avec ses personnages, ses « coups de théâtre », sa chute. Il s’agit de captiver, de happer le spectateur et de ne plus le lâcher. Un peu comme un guide de haute-montagne entraîne ses clients sur des arêtes vives, un acteur encorde son public et le mène au milieu des séracs du récit. L’autre partage est celui des idées, des combats proposés par le texte. Il y a un corpus de valeurs derrière les plus grandes pièces. L’ultime partage est celui d’un moment commun et néanmoins unique. A l’inverse des arts de reproduction, comme le cinéma, le spectacle vivant est exclusif : les comédiens ne sont là que pour les spectateurs du soir, et ce public-là est unique, chaque soir différent. C’est pourquoi, d’ailleurs, jouer des centaines de fois n’est pas insupportable. Le théâtre est comme la mer selon Paul Valéry : « infiniment recommencé ». Une représentation est éphémère, elle s’évanouit dans l’oubli à peine vécue, mais personne ne pourra jamais faire en sorte qu’elle n’a pas eu lieu. 
 


Le théâtre est-il moderne ? Plus précisément, dans nos existences souvent inquiètes, solitaires ou défiantes, que peut apporter le théâtre aux vies d'aujourd'hui ? Tout compte fait, diriez-vous que le théâtre peut constituer une voie d'épanouissement, une façon d'améliorer sa vie', peut-être de "mieux vivre" ou de surmonter les épreuves de la vie ?
 
 
 
Ce qui est moderne, dans le théâtre, c’est ce qui est le plus ancien en lui, ce qui est éternel : la transcendance. Humains contemplant des humains incarnant d’autres humains, le théâtre est une sorte de cérémonie religieuse. C’est pourquoi il peut aussi apporter à autrui le réconfort d’une autre dimension, d’une spiritualité. C’est pourquoi aussi les relations entre le Théâtre et l’Eglise ont été si tendues durant des siècles… La catharsis est à la fois collective, le peuple se purgeant de ses passions à la vue des tragédies orchestrées par les dieux, et individuelle, chacun chassant ses passions tristes, ses pulsions et ses humeurs par le truchement de l’acteur et de l’intrigue. Quant à aller plus loin et à faire du théâtre, c’est connaître l’évasion suprême, c’est-à-dire s’échapper de soi-même…
 
 
Publié le 07 Mars 2023

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